Juan Guzman Tapia: «Personne ne voulait du cas Pinochet»
Invité d’honneur du festival d’histoire de Genève, le juge chilien est devenu une icône pour s’être dressé contre l’ancien dictateur. Interview
Il s’est attaqué à l’intouchable. Juan Guzman Tapia a été le premier juge chilien à lancer des poursuites contre l’homme le plus craint de son pays, l’ancien dictateur Augusto Pinochet. Un cas brûlant entre tous. «Quand on m’a remis le dossier, se souvient-il, j’ai compris qu’en accomplissant honnêtement mon travail, je me priverais à jamais de toute possibilité de progression professionnelle. C’était donc la fin de ma carrière.» Une «fin de carrière» nationale qui a été le début d’une célébrité mondiale. Invité à ouvrir mercredi soir le premier festival d’histoire de Genève, le magistrat tire les leçons de son expérience unique.
Le Temps: Comment doit se comporter la justice au terme d’une dictature? Doit-elle s’abattre lourdement sur les coupables de violations des droits de l’homme ou faire preuve de retenue?
Juan Guzman Tapia: Il existe traditionnellement trois façons de traiter la question. La première consiste à sacrifier la justice pour assurer une transition politique tranquille. La deuxième à en rendre un peu, à titre symbolique, afin de ménager toutes les parties. La troisième à l’imposer sans calcul, en considérant qu’il s’agit là d’un devoir absolu envers les victimes. Au Chili, il y a eu un peu de tout. Certains magistrats ont enquêté de manière superficielle pour ne pas risquer de gêner des agents de l’ex-dictature. D’autres ont poursuivi des coupables avant de leur appliquer la loi d’amnistie décrétée par la junte en 1978. Quelques-uns, comme moi, ont essayé de parvenir à des condamnations et d’appliquer les sentences. Ce qui s’est révélé difficile. La Cour suprême a plus d’une fois entravé nos efforts. Dans le cas de Pinochet, par exemple, elle a toujours trouvé un prétexte, sa santé mentale par exemple, pour l’épargner.
– Comment expliquez-vous la timidité de nombre de vos collègues?
– Les juges de la Cour d’appel de Santiago, chargés des violations des droits de l’homme, enquêtent en toute indépendance. Mais tous aspirent à accéder à la Cour suprême. Or leur accession à ce poste dépend du pouvoir politique. La plupart préfèrent dès lors éviter les décisions politiquement incorrectes, comme celle d’engager des poursuites susceptibles de fâcher certains secteurs de la société. Le cas Pinochet était la patate chaude par excellence: une affaire dont personne ne voulait.
– La dictature chilienne a pu compter sur de nombreux soutiens pour mener à bien ses violations des droits de l’homme. Qui doit être poursuivi? Et qui doit être épargné?
– Une vraie justice supposerait de châtier beaucoup de gens à de nombreux niveaux. Quand une cour d’appel chilienne rejetait des dénonciations d’arrestations arbitraires, ses juges étaient tout à fait conscients des graves effets possibles de leur décision et mériteraient d’être inquiétés. Cela dit, je ne suis pas pour condamner tous les acteurs de violations des droits de l’homme. Des soldats qui ont reçu l’ordre de tuer des prisonniers, par exemple, n’ont pas eu d’autre choix que d’obéir. Les donneurs d’ordre en revanche doivent être poursuivis. Et tout en haut de leur pyramide figurait Augusto Pinochet.
– Le dictateur a lui-même déclaré un jour que «pas une feuille ne bougeait au Chili sans qu’il soit au courant». Il a ainsi reconnu être responsable de tout?
– Il était responsable de beaucoup de choses mais pas de tout. Certains de ses subalternes ont fait du zèle, en torturant et tuant des personnes qu’ils étaient «seulement» censés arrêter. Augusto Pinochet s’en est servi plus tard dans ses démêlés avec la justice, en déclarant qu’il ne pouvait pas être tenu responsable d’actes qui avaient excédé ses ordres.
– Le principal argument opposé à la multiplication des poursuites judiciaires a été la nécessité de maintenir la paix sociale. A-t-il influencé votre action?
– Non. De telles considérations ne m’ont pas touché. La justice doit être aveugle. Les juges ne doivent pas regarder le visage des accusés. Et ils ne doivent pas se demander si leurs décisions sont bonnes ou pas pour la paix sociale. Cette réflexion est du ressort des responsables politiques. Il est important de ne pas mélanger les compétences des différents pouvoirs. Ce type de confusion est dangereux pour la démocratie.
– Vous avez subi de nombreuses pressions lors de vos enquêtes. De quelle nature étaient-elles? Et d’où venaient-elles?
– J’ai reçu des coups de fil de responsables politiques qui me conseillaient de «marcher lentement sur les cailloux», soit de ne pas prendre de décisions. D’autres appels se voulaient plus positifs: mes interlocuteurs me promettaient que j’irais loin si je faisais preuve de jugement. Aucun de mes supérieurs ne m’a jamais demandé franchement de renoncer. Mais la Cour suprême, au-dessus de moi, m’a sanctionné sous les prétextes les plus divers, en me reprochant, comme on dit au Chili, «de ramer comme de ne pas ramer». J’ai reçu plusieurs avertissements administratifs pour des fautes que je n’avais pas commises, jusqu’à frôler le bannissement de l’appareil judiciaire.