Vénus, les 33 mineurs et l’étrangeté médiatique (Slate.fr)

Un concurrent un peu particulier du marathon de New York était présent sur la ligne de départ le 7 novembre. Il s’appelle Edison Pena, il est âgé de 34 ans. Il compte parmi les 33 mineurs chiliens rescapés des bas-fonds du désert d’Atacama. «Dieu a voulu que je survive», a juré, lors d’une conférence de presse à Central Park, l’athlète miraculé qui aurait conjuré ces deux mois d’enfermement en piquant des foulées dans les galeries de la mine. De quoi nourrir encore cette transfiguration d’hommes «ordinaires» et longtemps oubliés à leur dur labeur, une fois revenus des entrailles de la terre. Mieux, Edison Pena entendait surmonter avec les 42 kilomètres de la «Grosse Pomme» les séquelles et crises d’angoisse que lui valent ce retour à la vie (il a effectivement bouclé le marathon en 5h40:51) . Cet homme reste tel qu’en lui-même. Il est pourtant cet autre, dépositaire d’un exceptionnel défi de survie qui consacre son étrangeté.
Happés par la tornade médiatique qui les guettait à la sortie de la mine, les 33 mineurs ont trouvé dans cette forêt de caméras une sorte de suaire de Turin qu’ils n’avaient pas sans doute pas demandé. «Ne nous couvrez pas de cadeaux, laissez-nous respirer», a lucidement rétorqué l’un d’eux aux offres de séjours dans le Golfe et autres présents mirifiques. Car c’est bien dans la crise d’angoisse, la dépression, les nuits sans sommeil, parfois la violence conjugale que se restitue la dimension humaine, trop humaine (mais «au fond» si décevante) de ces hommes-là. «Un nouveau Chili est né», osait, le 13 octobre, le président conservateur Sebastián Piñera recueillant les miraculés un à un. Un nouveau Chili, loin de Pinochet, «guéri» d’un coup d’État qui poursuit sa mémoire… Vraiment? La douleur des 33 ferait plutôt écho à ce grand silence des années de dictature où toute une population vivait enfermée à l’air libre. Le Chili eut ses collabos, des résistants et sa majorité noyée dans la peur. Ils sont aujourd’hui 33 à devoir guérir du cauchemar d’une autre réclusion, à devoir se supporter eux-mêmes, irrémédiablement teinté de ce vécu particulier. Les traumatismes ont la vie dure. Comme pour ces prisonniers cubains du Printemps noir, encagés sept ans pour leurs idées et terrorisés dans leur exil madrilène par une simple sirène de pompier. Les treize derniers ne sont pas sortis comme promis le 7 novembre au moment où Edison Pena allongeait ses foulées dans la ville de la Liberté...
Qu'y a-t-il à «voir»?
Le temps de la résilience n’est pas le temps médiatique, qui veut du sensationnel, sans laquelle il n’est pas de public possible. Et il y a comme une curieuse coïncidence entre la libération des mineurs et la sortie en salle, le même mois, de la Vénus noire d’Abdellatif Kéchiche. Qui se souvient qu’un moulage de Saartjie Baartman figurait en vitrine du musée de l’Homme jusqu’en 1974? La «Vénus hottentote» a disparu d’un piédestal ethnologique qui n’éliminait pas les regards voyeurs. Elle réapparaît aujourd’hui en mouvement sous le traits de l’actrice cubaine Yahima Torres. Pour Abdellatif Kéchiche, la frontière semble ténue ou nulle entre ces salons du XIXe siècle où l’on contemplait ce «montre érotisé» et les chauffeuses alignées d’une salle de cinéma. Les voyeurs sont là, de part et d’autre. L’écran médian restaure à peine ce peu de distance entre les spectateurs d’aujourd’hui et ceux d’hier. Car que voyait-on à l’époque et que voit-on à présent? La même chose, l’étrangeté, traquée, montrée à satiété, impossible à ignorer. Une femme, certes. «Comment faisait-elle pour soutenir tous ces regards?» s’interroge-t-on aujourd’hui, quand hier d’aucuns auraient gémi: «Comment fait-elle pour se supporter elle-même?» La monstruosité a changé de camp, elle est en nous qui regardons, se convainc une société à peine débarrassée de son colonialisme et de ses préjugés. Et justement. Ce regard coupable suit sa logique avec les mineurs chiliens.
Hier, une femme était vendue à tous les regards parce qu’il y avait «tout» à regarder. Beaucoup plus tard, 33 hommes attirent l’œil et l’œilleton qui voudraient désespérément «voir» d’eux ce qui ne sera jamais montré. Qui peut tout au plus être dit. Comment les 33 d’Atacama «font-ils» pour supporter cet assaut médiatique qui tente de les dévisager? Rien à faire, Edison Pena et ses compagnons (de fortune ou d’infortune) restent désespérément à l’image de nous autres, qui n’aurons jamais idée de cette expérience en sous-sol. Ce calvaire nous rebute, mais il s’agit bien d’une performance. Quelque chose qui transforme. Qui ne nous ressemble pas. Le transformé ne se voit toujours pas, mais l’œil n’en démord pas. Il y a bien quelque chose «à voir» d’une telle épreuve, il y a bien quelque chose d’une Vénus hottentote chez ces hommes-là. Les médias fabriquent à leur manière 33 répliques de Saartjie Baartman. Et nous regardons. Il n’y a rien à faire.
Benoît Hervieu, Reporters sans frontières